Julie Semoroz, artiste sonore à Genève, interroge notre rapport au corps et au temps

-
7 Juillet 2020

Covid-Out a eu le plaisir de rencontrer Julie Semoroz (aka JMO), une artiste sonore qui nous parle de sa démarche créative, nous livre ses réflexions vis à vis de la situation sanitaire que nous traversons et du rapport qu’elle entretient avec sa créativité et ses sources d'inspiration. Julie nous parle notamment de son projet des siestes sonores, une immersion dans son univers musical qui nous invite, le temps d'un instant, à reprendre contact avec notre corps - entre rêveries et carnets de voyages. Julie nous emmène loin, et ça fait beaucoup de bien.


Covid-Out : Bonjour Julie et merci de ton accueil - pourrais-tu te présenter en quelques phrases et nous expliquer quand et comment a démarré ton aventure artistique ?

Julie : Mon nom est Julie Semoroz et je joue aussi sous le nom de JMO. Je suis artiste sonore et suis née en 1984 à Genève. J’ai grandi à Tannay dans le canton de Vaud à 15-20 minutes de la ville où j’ai puisé de nombreuses expériences.

J’ai toujours produit de la musique depuis toute petite avec des synthés et des enregistreurs K7. J’ai eu la chance d’avoir un père ingénieur du son à la Radio Suisse Romande et j’ai donc fréquenté pas mal de festivals musicaux de la côte lémanique, comme le Paléo Festival, Montreux Jazz, Cully Jazz ou encore le Jazz Onze Plus. Avec mon badge « all access », je me baladais dans le camion de la radio, traînais en coulisse ou dans la salle de concert pendant les soundchecks avant que tout le monde arrive. J’avais accès à un monde invisible pour la plupart des gens. En tant qu’enfant, ça me semblait normal. Je me retrouvais à côté d’artistes connu.e.s et je pensais qu’ils/elles étaient les ami.e.s de mon père. Ça a toujours été mon monde. Je trafiquais de fausses interviews à l’école avec un enregistreur K7 et assez vite j’ai chanté en soliste dans les chorales du coin et sur des scènes locales.

À l’adolescence, j’ai pratiqué le chant lyrique au Conservatoire de la Côte. J’allais chez la directrice, elle me donnait des cours dans son salon, avec son piano à queue. Je me souviens qu’un jour, avant un concert, mon père m’avait mise sur ses épaules sur la grande scène de Paléo Festival, face à 30'000 personnes qui hurlaient. Il m’avait dit que tout le monde était là pour mon anniversaire et que le feu d’artifice était pour moi. J’ai cru ça pendant des années et je me sentais vraiment chez moi dans les backstages, jusqu’à ce que je comprenne que la réalité était toute autre.

A la fin des années 90, j’ai découvert les squats à Genève, comme le Goulet ou Artamis. Ce monde musical et engagé était très différent de ce que je connaissais et a modifié pas mal de perceptions que j’avais à l’époque. J’ai été à l’université de Lausanne et Neuchâtel mais c’est à la HEAD (Haute Ecole d’Art et de Design de Genève), en 2007, que j’ai complètement déconstruit mes idées reçues sur l’art et la musique notamment grâce aux concerts de la Cave 12 qui ont détruit l’entierté de mes préjugés sur ce que peut être un live. J’ai modifié ma pratique musicale très formatée, plutôt orientée sur la chanson pour aller vers des formats expérimentaux beaucoup plus libres.


Covid-Out : Peux-tu nous présenter en quoi consiste ton discours et ta démarche créative ?

Julie : On me qualifie de musicienne, d’artiste sonore ou de bricoleuse de son. Je crée des projets hétérogènes et multiples, en solo, collaborations et collectifs dans des espaces d’art, théâtres, salles de concerts ou dans l’espace public. Je développe des performances touchant à l’art visuel, au son, à la danse, ou encore à l’installation.


Je me nourris de recherches multiples : de philosophie, de sociologie, d'anthropologie, d'histoire, d’articles scientifique ou journalistiques, d’œuvres d’arts, de discussions. Je m’inspire du monde dans lequel j’évolue. Mes créations sont toujours guidées par une dimension sonore. Mon travail interroge le rapport de l’individu au temps mécanique et organique dans ses pratiques corporelles. Je questionne la société post-industrielle consumériste et les nouvelles technologies et expérimente des formes sonores de type noise, expérimental et ambient. La voix et les enregistrements de terrain sont des éléments fondateurs de mon travail.

Plus récemment, j’ai compris que le corps avait une place fondamentale dans ma recherche, notamment dans ses aspects invisibles : le langage non verbal, ce que le corps capte, ce qu’il dégage. Je suis fascinée par les capacités qu’il a - dont on ignore parfois l’existence - mais dont on peut sentir le potentiel, comme par exemple l’intuition, qui est probablement beaucoup plus importante qu’on ne le pense. Je travaille également avec les ondes électromagnétiques de basses et hautes fréquences et j’étends mes recherches sur la communication à l’ensemble du monde animal et végétal.


Covid-Out : J'ai entendu parler des siestes sonores que tu organises, peux-tu nous en dire plus ? Peut-on en découvrir quelques-unes en ligne ?

Julie : Les siestes sonores ou les concerts allongés ne sont pas nouveaux. Déjà dans les années 70, selon certain.e.s ami.e.s qui ont vécu cette période, c’était une pratique largement répandue en Europe et sur différentes scènes internationales. Je reprends simplement ce qui existe déjà et le propose à ma façon. Pour les siestes sonores, nous disposons des matelas au sol, parfois des plantes, quelques lumières et installons un sound system. Le public s’allonge et c’est parti pour un voyage de 2 à 4 heures, voire plus. Selon l’invitation, nous abordons différentes thématiques. Ça peut se passer le matin, l’après-midi ou toute la nuit.

Depuis 2019 à Genève, il y a notamment le festival Rêves et Illusions qui propose des « sleep concerts » au mois d’octobre. C’est vraiment incroyable de se laisser aller dans ce type d’espace, de s’endormir tou.te.s ensemble sur du son, puis de se réveiller tranquillement, de se lever pour aller boire quelque chose et de se recoucher ou de partir quand on le souhaite. C’est une façon d’aborder un concert avec une écoute différente et d’appréhender son corps comme on le souhaite.

En général, j’aime mélanger des sons urbains et issus de la nature que j’enregistre au gré de mes tournées à travers le monde, avec de la matière sonore créée en direct avec des objets et de la voix. Plus récemment, j’ai eu des commandes de composition vraiment orientées sur la nature, notamment aux Printemps Carougeois en 2019 grâce à une invitation de Yaël Ruta.


Vous pouvez écouter deux heures de Sound nap que j’ai mis à disposition en ligne, au début du confinement, pour voyager depuis chez soi ou simplement lâcher prise. La pièce a été relayée par Radio Vostok et le Centre culturel Suisse qui, d’ailleurs, m’invite à jouer à La Manifesta à Marseille en octobre prochain.

Les prochaines siestes sonores auront lieu au festival Les Créatives à la galerie Halle Nord à Genève. en novembre 2020, dans le cadre d’un projet appelé DOUZE MILLE VINGT. Cette création est une utopie sur la résonance et le développement d’une communication inter-espèces qui lie tous les êtres vivants par la vibration sonore. Les relations symbiotiques et l’invisibilité des réseaux de communication du monde vivant sont explorées au travers d’une installation sonore, de performances et concerts.

Suite à l’invitation de Tatiana Lista, j’en proposerai également à la Nouvelle Comédie à Genève, les 7 mars, 18 avril et 9 mai 2021 ; puis à l’ABC à La Chaux-de-Fonds entre le 17 et le 21 mai 2021, en partenariat avec Yvan Cuche (ABC) et Julie Chappuis (Les CMC). [NDLR: vous pouvez retrouver toutes les dates de concert de Julie Seromoz sur son site]


Covid-Out : Quelles sont les conditions psychologiques, temporelles ou environnementales que tu as besoin de réunir dans ton travail de création ?

Julie : Pour pouvoir créer j’ai besoin d’être en bonne santé et d’être heureuse. Je ne fais pas partie des artistes qui se nourrissent d’idées noires pour créer. C’est l’opposé. Pendant 20 ans, j’ai eu une endométriose non diagnostiquée qui s’est avérée grave. J’ai subi une opération en 2017 et suis en rémission, quasiment sans traitement. Je n’ai jamais vraiment pu créer et me réaliser avant l’opération. Les douleurs physiques et émotionnelles obscurcissaient toute possibilité d’épanouissement. J’ai eu la chance de rencontrer des femmes puissantes, comme la coach québécoise Julie Turcotte qui a bouleversé mes croyances. Pour rester en santé et continuer ma pratique, j’ai une discipline quotidienne basée sur les piliers de la guérison que sont la respiration, le sommeil, le mouvement, la nutrition et je rajouterais un travail sur les émotions.

J’ai besoin d’espace et de temps pour pouvoir créer mais j’ai aussi besoin de beaucoup de mouvements, de travailler avec des publics et dans des lieux différents et de rester le plus longtemps possible loin de l’ordinateur, ce qui n’est pas toujours possible. Sans cette discipline, je ne pourrais pas créer quoique ce soit. C’est un travail colossal de construire son travail en adéquation avec son corps.


Covid-Out : T'est-il déjà arrivé de ressentir le manque d'inspiration ? Quels sont tes conseils et tes parades personnelles pour essayer de la retrouver ?

Julie : Quand j’avais des douleurs qui atteignaient 10/10 (sur une échelle d’évaluation de la douleur où 10 désigne une douleur insupportable), je ne pouvais plus penser, ni créer. Ça m’a bloqué de nombreuses années. À présent, je ne suis jamais en manque d’inspiration. S’il m’arrive de bloquer, j’annule des rendez-vous, je crée de l’espace, je vais marcher, je fais du yoga avec une amie musicienne basée à Rio de Janeiro, je sors voir des concerts, j’arrête d’essayer de produire à tout prix car cela ne fonctionne pas.

Je conseillerais aux personnes en manque d’inspiration d’aller se balader, même 30 minutes, dans un coin qui leur fait du bien, d’écouter la nature ou de la musique qui donne envie de danser. Mettre leurs pieds nus dans l’herbe ou se lever à l’aube et regarder le lever du soleil. Arrêter de regarder les news et se concentrer sur leurs propres corps. Ou encore, marcher en respirant en conscience. Ça calme et ça permet de créer sa vie, je pense.


Covid-Out : Ton travail et tes performances ont-ils été impactés d'une façon ou d'une autre durant la période de semi-confinement ? As-tu trouvé un moyen de poursuivre tes performances en ligne ?

Julie : Évidemment, comme tou.te.s les artistes de la scène suisse et internationale, j’ai eu des annulations suite aux décisions du Conseil fédéral et des pays européens et internationaux. J’ai perdu 40 dates de concerts. Ça a été un deuil, notamment concernant une tournée avec les artistes Emma Souharce et Jérémy Chevalier dans plusieurs pays d’Europe, sur laquelle on bossait depuis plusieurs mois. J’ai refusé de faire du streaming pendant le confinement parce que j’aime performer en direct, avec le public, dans des espaces où l’on ressent la vibration du son et j’ai besoin d’avoir des gens autour de moi pour jouer. Ça ne me convient pas du tout de déplacer la performance derrière un écran. Je préfère créer un album et le partager avec le public.

Personnellement, j’ai la chance d’habiter en Suisse, contrairement à beaucoup de mes ami.e.s qui n’ont reçu aucune aide dans d’autres pays. J’ai aussi la chance d’utiliser des formats de concerts très divers avec des jauges de public peu élevées. Je suis de ce fait probablement moins impactée à moyen terme que la plupart de mes ami.e.s musicien.ne.s, plasticien.ne.s, technicien.ne.s qui se sont retrouvé.e.s dans des situations dramatiques et qui sont, à terme, précarisé.e.s, malgré la mise en place d’aides culturelles. On apprend à faire avec et on s’entraide. Avec les risques de nouvelles vagues du virus, les potentielles menaces d’annulation d’événements restent constantes. Cela va probablement encore durer un moment. C’est très difficile. Certaines pratiques ne peuvent pas s’adapter au télétravail.


Covid-Out : Cette période a-t-elle aussi été source de nouvelles réflexions sur la conduite du monde, d'inspirations, de la manière dont il a réagi à cette crise ?

Julie : Me concernant, cela n’a pas créé de révélation sur le monde. L’ensemble de mes créations questionne le monde dans lequel nous vivons. Ça m’a probablement confortée dans les formats et sujets que j’aborde. Je continue de croire que les êtres humains doivent se rencontrer et être ensemble pour vivre, créer et rêver


Covid-Out : Quand et où pourrons nous retrouver tes prochains concerts?

Julie : Vous pouvez retrouver toutes mes dates de concerts sur mon site web, ou vous abonner à ma newsletter.

Deux projets d’écoute seront disponibles dans l’espace public cet été à Genève. AudioGenese dès le 20 juillet et Pèlerinage sonore dès le mois d’août au cimetière des rois à Plainpalais.

En novembre 2020, pendant un mois, je propose un projet appelé DOUZE MILLE VINGT. Cette création est une utopie sur la résonance et le développement d’une communication interespèces qui lie tous les êtres vivants par la vibration sonore. Les relations symbiotiques et l’invisibilité des réseaux de communication du monde vivant sont explorées au travers d’une installation sonore, de performances et concerts qui se dérouleront à la galerie Halle Nord du 19 novembre au 11 décembre 2020, dans le cadre du Festival Les Créatives. Le projet sera repris à La Nouvelle Comédie en mai 2021 et présenté à la Nuit des Sciences au Campus Biotech de Genève en 2021.

Cette création a reçu un award du Swiss National Science Foundation (SNSF)  en collaboration avec le Swiss Center for Affective Sciences (CISA) de l'université de Genève ainsi que les soutiens et partenariats de: Halle Nord, La Ville De Genève, Pro Helvetia, Flux Laboratory, la Comédie de Genève, Les Créatives, l’Ensemble Contrechamps, Le Dansomètre.


Les informations sont disponibles sur les sites suivants:
juliesemoroz.ch
www.lescreatives.ch/"
www.halle-nord.ch/halle-nord/
www.unige.ch/cisa/news/news/body-resonances/
www.comedie.ch/
www.ville-ge.ch/lanuitdelascience/

Prochaines Siestes Sonores:
Fin novembre 2020, Les Créatives, Halle Nord, Genève
7 mars, 18 avril et 9 mai 2021, La Nouvelle Comédie, Genève
Du 17 au 21 mai 2021, ABC, La Chaux-de-Fonds (partenariat CMC)


Bulle d'air créative (tous les 3 jours)
Voir toutes les videos du thème "Bulle d'air créative"